La question de l’évaluation
professionnelle des enseignants-chercheurs est au cœur du mouvement
qui, depuis trois mois et demi, les oppose quasi unanimement au
gouvernement français. Ils ont entendu Nicolas Sarkozy leur reprocher
de ne jamais voir leur travail évalué,
alors que c’est aujourd’hui le cas à chaque étape de leur carrière,
chaque fois qu’ils sollicitent le financement d’un projet et chaque
fois qu’ils soumettent un article à une revue scientifique.
D’autre part, on leur rebat que le « classement de Shanghai » mesure
les performances d’ensemble du système de recherche français, alors
même qu’il ignore par construction une grande partie de sa production
(effectuée au sein du CNRS) et qu’il s’agit d’un palmarès peu valorisé à l’étranger. Le point
crucial de la controverse concerne néanmoins le type et les modalités
d’évaluation individuelle auxquels il est souhaitable de soumettre les
enseignants-chercheurs au long de leur parcours professionnel.
De nombreuses interventions publiques ont déjà souligné qu’une
évaluation collégiale, indépendante, approfondie et qualitative, par
des spécialistes du domaine concerné, était une condition nécessaire
pour recruter et distinguer de bons chercheurs. Ce n’est pas un hasard
si c’est la façon de faire courante dans la plupart des pays européens,
ainsi qu’en Amérique du Nord.
En France aussi, jusqu’en 2008, les enseignants-chercheurs étaient
sélectionnés exclusivement par leurs (futurs) collègues : d’abord par
une section du Conseil National des Universités propre à chaque
discipline, puis par une commission de spécialistes de cette même
discipline propre à chaque établissement. Le système français
comportait néanmoins et comporte toujours de nombreux défauts nuisant
trop souvent à son efficacité (et à sa justice), notamment au moment de
la première embauche : récurrence du clientélisme local,
auditions-éclairs des candidats, manque de transparence des
délibérations, pénurie chronique de postes à pourvoir alors que
l’Université est déjà en sous-effectifs, attractivité limitée par des
conditions de travail dégradées et des salaires peu compétitifs à
l’international (y compris en Europe).
Pourtant,
la vaste « réforme » entreprise depuis deux ans sous l’égide de la loi
LRU, ne s’attaque véritablement à aucun de ces problèmes cruellement
ressentis par les enseignants-chercheurs. Au lieu de quoi, elle prétend
réformer leurs carrières en soumettant les recrutements et promotions à
des comités de sélection ad hoc, qui peuvent être largement
interdisciplinaires, passibles du véto du président d’établissement, et
en conférant à ce dernier le pouvoir de moduler à la hausse le service
d’enseignement des universitaires qui seraient identifiés (par qui ?
comment ?) comme des chercheurs peu performants.
Cette perspective managériale est-elle envisageable ? Est-elle
compatible avec le principe de l’évaluation par les pairs (qui veut que
le « bon mathématicien » soit désigné comme tel par ses collègues
mathématiciens, et le « bon historien » par les autres historiens) ?
Pourrait-elle avoir des effets vertueux sur les universités françaises ?
Le livre que l’une d’entre nous vient de publier apporte de nombreux éléments de réponse à ces questions.
À partir de l’étude empirique du monde académique américain, où des
commissions scientifiques interdisciplinaires et encadrées par un
« program officer » attribuent les prestigieuses bourses de recherche
qui jalonnent une carrière universitaire réussie,
il met en évidence les conditions de possibilité d’un dispositif
d’évaluation semblable – par certains aspects – à celui qui est en
train de voir le jour en France. Mais aussi les écueils qu’il devrait
absolument éviter…
Même en se limitant aux sciences humaines, économiques et sociales, les
conceptions de l’excellence scientifique et les critères de son
évaluation divergent nettement d’une discipline à l’autre. La
nouveauté, le caractère généralisable et la virtuosité d’une recherche
pèsent différemment et n’ont pas le même sens selon les domaines ; les
divers modes de validation d’une connaissance et d’administration de la
preuve (par déduction, par induction ou par interprétation) y sont plus
ou moins bien acceptés ; et l’idée même de commensurabilité au sein
d’une discipline n’est pas partagée par l’ensemble de celles-ci. Enfin,
l’innovation – cette mesure utilitariste de la recherche à l’aune des
avantages compétitifs qu’elle génère sur les marchés – n’apparaît que
marginalement comme une marque de qualité scientifique telle que
l’entendent les chercheurs de ces disciplines.
L’évaluation ne peut donc s’exercer au sein de ces commissions
interdisciplinaires qu’à travers le respect de plusieurs principes
fondamentaux : l’indépendance professionnelle de la recherche, qui se
fixe elle-même ses objectifs ; la reconnaissance de l’expertise de
chacun dans son domaine de compétence ; la croyance de ceux qui jugent
en la mission de sélection méritocratique qui leur est confiée. Or, ce
fonctionnement est le fruit d’une culture académique relativement
confiante dans ses valeurs partagées et consciente des enjeux auxquels
elle fait face, mais aussi de normes coutumières, d’ajustements
progressifs et d’apprentissages en situation concernant la façon la
plus efficace et équitable d’interagir au sein des comités.
Par rapport à une sélection automatisée par l’usage seul d’instruments
comme les décomptes bibliométriques (qu’il est aisé de manipuler [10]),
la délibération apparaît comme un processus décisionnel plus complet et
plus juste, parce qu’elle conduit à l’explicitation, à la transparence
et à une pondération réfléchie des critères utilisés. Mais les vertus
du dispositif relèvent moins de la configuration de celui-ci que des
bonnes habitudes et des valeurs qu’y insufflent ceux qui y prennent
part ; or, ces dernières ne s’établissent pas par décret. Ainsi, dans
le contexte américain, le rôle managérial des « program officers » est
de stimuler le développement de mécanismes institutionnels vertueux, et
de garantir la mise en œuvre effective de la collégialité et d’une
évaluation par les pairs qui contrebalancent les inévitables
idiosyncrasies de chacun. Il s’agit donc, malgré leur participation à
la constitution initiale du jury, essentiellement d’un rôle de
coordination et non de direction.
Bien sûr, on ne saurait plaider ici pour l’adoption de
modes d’évaluation qui seraient une copie conforme du cas étasunien.
Celui-ci est composé de près de 3000 établissements dispersés à travers
le pays, dont plusieurs centaines d’universités qui développent une
activité de recherche plus ou moins intensive . Cette dispersion
accroît le degré d’autonomie, d’anonymat et de non coordination des
procédures d’évaluation qui se tiennent de part et d’autre ; tandis
qu’en France, la taille comparativement limitée du monde académique
rend plus denses et quasiment inévitables les liens
d’interconnaissance. Par ailleurs, au delà de l’octroi des bourses
individuelles de recherche dont les modalités sont présentées
ci-dessus, l’ensemble de la carrière d’un-e universitaire américain-e
se déroule dans un monde à la fois plus fluide (en termes de mobilité
professionnelle)
et hiérarchisé (en termes de classements de valeur) que ce n’est le cas
en France. Dans ce contexte, des normes instititionnelles partagées
(comme l’interdiction pour un département de recruter directement ses
propres docteurs ou le poids des avis sollicités auprès d’experts
extérieurs lors des procédures locales de titularisation), ainsi que
des mécanismes concurrentiels interindividuels et inter-établissements,
jouent un rôle central dans la légitimation réciproque du niveau des
uns et des autres.
Néanmoins, l’étude des pratiques d’évaluation et de gestion des
carrières universitaires, telles qu’elles se déroulent
Outre-Atlantique, mettent surtout en évidence combien la combinaison
entre une délibération collégiale développée et la croyance en un idéal
(et une norme) d’excellence académique présentent un caractère
auto-réalisateur de cette dernière, ou créent du moins une tension
constante dans sa direction. Ce tropisme n’est pas sans inconvénient :
il suscite souvent un rapport enchanté à la réussite (d’autant plus
marqué qu’il est partagé aux États-Unis par la majorité des autres
secteurs professionnels), une absence de réflexivité à propos des
ressorts de la légitimation en milieu académique, ainsi qu’une
valorisation de l’équité supposée et des « gagnants » de la compétition
universitaire, au détriment de considérations d’égalité entre ses
participants. Mais, ce faisant, il empêche aussi la diffusion d’un
scepticisme comme celui que l’on recueille auprès de nombreux
enseignants-chercheurs français, qui nient la possibilité même que –
dans l’état actuel des modalités d’évaluation – eux-mêmes ou leurs
collègues (même les plus reconnus) puissent exprimer un jugement
informé et désintéressé sur un candidat.
Une
des critiques récurrentes du système français tel qu’il existe
aujourd’hui (particulièrement vive à propos du recrutement des
maître-sse-s de conférence) est que la procédure de sélection ne se
donne pas pour ce qu’elle est et qu’il ne s’agit pas, comme aux
Etats-Unis, de « jouer le jeu » de la méritocratie et de l’excellence
pour les faire ainsi advenir au mieux. Au contraire, la rapidité de la
procédure formelle d’évaluation (2-3 semaines pour examiner plus d’une
centaine de dossiers et pour lire les publications des auditionnés, et
moins d’une demi-heure consacrée à chaque audition, alors même que l’on
recrute potentiellement un-e collègue pour les trente-cinq années à
venir) amène nombre de commissions de sélection à privilégier d’autres
sources d’information pouvant confirmer les qualités de chercheur,
informer sur les qualités d’enseignant, et garantir l’aménité de
caractère du candidat ; voire à porter directement leur choix sur
quelqu’un déjà connu localement, afin d’éviter toute mauvaise surprise.
La justice procédurale de la sélection s’en trouve alors inévitablement
compromise, au point que se développe parfois une forme de cynisme à
l’égard des atteintes qui lui sont portées, laquelle augmente à son
tour le risque de voir se multiplier ces dernières… En la matière,
l’Université italienne – dont les établissements publics sont largement
autonomes depuis 1999 – est un contre-modèle des plus notoires : elle
s’est tellement enfoncée (et depuis si longtemps) dans ce cercle
vicieux que la véhémence avec laquelle son fonctionnement ouvertement
non méritocratique est dénoncé de temps en temps dans l’espace public
n’a d’égal que le fatalisme avec lequel ses insiders (et aspirants tels) le reproduisent, et le volume des vagues d’exil vers l’étranger (notamment en France) qui en résultent.
La comparaison avec le cas étasunien suggère par
contraste que toute réforme du métier et des carrières des
enseignants-chercheurs devrait commencer par se demander comment
augmenter l’investissement des universitaires dans la justice du
système d’évaluation par les pairs, ainsi que leur croyance en la
possibilité de celle-ci. Certaines des mesures nécessaires à cet effet
seraient gratuites et à effet immédiat (comme l’interdiction du
localisme), mais d’autres devraient consister à limiter au possible la
pénurie de moyens et la surcharge de travail administratif auxquelles
sont confrontés la grande majorité des universitaires français. En
effet, la collégialité se diffuse certainement d’autant mieux que les
enseignants-chercheurs d’un département y disposent de bureaux et ne
sont pas obligés de rester chez eux pour travailler… tandis que
l’organisation d’auditions longues où un candidat multiplierait au
cours d’une journée les rencontres et les présentations de son travail
requiert des ressources matérielles destinées à cet effet, et que les
enseignants-chercheurs puissent être libérés en échange d’un certain
nombre de tâches administratives pour lesquelles leur expertise n’est
pas nécessaire.
L’autonomie et la collégialité académique ne sauraient donc se
confondre avec une forme d’autogestion où les enseignants-chercheurs
doivent assurer la quasi-totalité des tâches nécessaires au
fonctionnement d’une organisation aussi complexe qu’une université. La
présence de personnels de support technique et administratif (dont le
nombre et les compétences pointues sont un atout des universités de
recherche étasuniennes souvent sous-estimé), et d’un appareil de
gestionnaires exécutifs veillant à la bonne tenue du budget et
(éventuellement) du patrimoine de l’établissement, apparaît comme un
pré-requis nécessaire si l’on souhaite que la liberté et l’indépendance
des enseignants-chercheurs ne soient pas uniquement formelles. Il ne
s’agit donc pas d’un paradoxe, mais de souligner que la réorganisation
– nécessaire – des universités françaises ne pouvait faire l’économie
d’un affrontement pour redessiner les périmètres de compétence et les
prérogatives de chacun des métiers qui doivent se côtoyer au sein d’un
établissement. Plus que de fournir des modèles à imiter ou des
repoussoirs, la comparaison nous montre à ce propos que les conflits
entre logiques managériales et collégiales peuvent se prolonger durant
des années et sont faits de petits glissements stratégiques plus que de
grandes victoires éclatantes (que l’on pense aux conflits feutrés entre
l’administration et les universitaires de Sciences Po Paris, ou au cas
américain de la New York University) ;
ils peuvent contribuer à reproduire voire renforcer des féodalités
antérieures (comme c’est trop souvent le cas en Italie), ou déboucher à
l’inverse sur la disparition de départements de recherche entiers sous
l’effet du New Public Management (comme ce fut le cas au Royaume-Uni
durant les années 1980 et 1990).
En France, la sauvegarde de la collégialité apparaît d’autant plus
difficile que les universités occupent une position structurellement et
conjoncturellement faible au sein de la société : secondes aux classes
préparatoires et aux Grandes Écoles en termes de prestige de la
formation (et sous-financées par rapport à celles-ci), elles voient
désormais leur activité de recherche sous-estimée par les indicateurs
internationaux, et font face à un gouvernement qui envisage l’autonomie
des établissements essentiellement dans ses dimensions directoriales
(avec un président d’université qui en serait aussi une sorte de
directeur général) et gestionnaires (afin de diminuer ultérieurement, à
terme, l’engagement de l’État dans cette branche de l’éducation
supérieure). Portant, après la promulgation (probable) de tous les
décrets d’application de la loi LRU, ce sera aux enseignants-chercheurs
de chaque université « autonome » de s’organiser – et d’organiser les
différents conseils et comités d’établissement – pour se donner les
moyens de sauvegarder et d’améliorer la collégialité face aux risques
de dérives managériales, clientélistes et/ou autocratiques. Le conflit,
ainsi éparpillé au niveau local, sera peut-être moins spectaculaire,
mais il est loin d’être terminé.